Lors d’une balade sur la Haute Chaine du Jura, il n’est pas rare de croiser d’impressionnants dômes constitués d’amas de brindilles et d’aiguilles de résineux. Qui sont les mystérieux architectes capables de déplacer des dizaines de kilos de matériaux du sol pour constituer ces œuvres d’art ???
Eh bien ce sont de simples fourmis, que l’on appelle communément « fourmis des bois » ou « fourmis rousses ». Elles se reconnaissent à leur aspect bicolore, leur thorax étant de couleur rouge alors que leur tête et leur abdomen sont brun foncé. Ce sont de grosses fourmis qui peuvent mesurer jusqu’à 1 cm de long. Attention cependant, d’autres espèces leur ressemblent beaucoup, vous vous doutez bien que rien n’est jamais simple dans la nature !
Il existe 6 espèces de fourmis des bois dans nos régions, entre la France et la Suisse. Les distinguer n’est pas chose aisée, alors retenons seulement que la majorité des fourmis rencontrées en altitude dans les forêts du Jura appartiennent à 2 espèces dont le nom est très facile à retenir (ou plutôt à oublier…) : Formica lugubris et Formica paralugubris. Ces deux espèces construisent de grands dômes pouvant accueillir 150 000 fourmis. Comme chez les abeilles, les colonies de fourmis ont une structure sociale avec une reine pondeuse. C’est le cas chez Formica lugubris. Chez Formica paralugubris, c’est un peu différent. En effet, il peut y avoir plus de 1 000 reines au sein d’une société ! De plus, ces fourmis fonctionnent volontiers en « super colonies », c’est-à-dire que plusieurs fourmilières sont connectées par des pistes et que les fourmis naviguent entre ces différents nids au sein de cette structure dite « polydôme ». L’une de ces « super colonies », très impressionnante, se trouve dans le Jura vaudois. Étudiée depuis plus de 40 ans, elle regroupe 1 200 fourmilières reliées par plus de 100 km de pistes. On estime que 200 millions de fourmis vivent dans cette grande société répartie sur 70 hectares !
L’habitat forestier fournit un équilibre entre ombre et lumière recherché par les fourmis des bois, souvent installées en lisière. Il leur procure également les matériaux de construction pour la fourmilière : aiguilles de résineux qui constituent une sorte de toit imperméable et isolant en surface, et brindilles plus longues et entrelacées à l’intérieur pour créer une charpente et des espaces vides occupés par les larves et les cocons. Les fourmis peuvent également creuser des galeries dans le sol pour agrandir le nid.
La forêt offre aussi une alimentation. Les fourmis se nourrissent essentiellement du miellat des pucerons, ces derniers étant surtout présents en quantité sur les conifères. Elles mangent également les pucerons eux-mêmes ainsi que d’autres petits invertébrés qu’elles trouvent sur les arbres ou au sol. Pour trouver (et surtout retrouver) leurs sources de nourriture, les fourmis suivent des pistes marquées chimiquement à l’aide d’une phéromone, et utilisent également des repères visuels.
Les fourmis jouent un rôle non négligeable dans la forêt. Elles réduisent les populations de pucerons et disséminent des graines qu’elles ne consomment pas entièrement. Elles participent aussi à l’aération du sol et au recyclage de la matière organique. Ainsi, les forêts se portent généralement mieux en présence de colonies de fourmis.
Mais comme beaucoup d’organismes vivants, les fourmis subissent des menaces qui fragilisent l’état de santé des fourmilières. Parmi les évènements naturels, il y a la prédation par les pics et certains mammifères. Les dégâts engendrés peuvent être importants mais les fourmis y sont habituées et y résistent sans trop de difficulté. De même, elles peuvent déplacer lentement leur nid pour s’adapter aux variations d’ensoleillement dues à la croissance des arbres. Des branches mortes ou des arbres entiers peuvent également tomber sur la fourmilière. Là encore, les insectes résistent à ces évènements.
Les perturbations d’origine humaine sont plus problématiques. Les nids mal placés peuvent être totalement détruits intentionnellement ou non. De plus, les coupes forestières peuvent changer brusquement l’environnement des nids (passage brutal de l’ombre à la lumière, disparition des pistes chimiques, végétation herbacée qui peut pousser rapidement, recouvrir la fourmilière et brouiller tous les repères des fourmis).
Le cumul des perturbations naturelles et anthropiques fait qu’aujourd’hui, les fourmilières disparaissent plus vite qu’elles ne sont remplacées par de nouvelles sociétés. La situation semble moins critique dans les montagnes qu’en plaine, mais globalement les fourmis des bois disparaissent de façon inquiétante. On ne connait pas assez bien leur écologie, d’autant plus que les différentes espèces semblent avoir des exigences environnementales variables. De meilleurs connaissances sont nécessaires. En attendant, il est important de préserver les colonies existantes, en faisant en sorte d’éviter des changements brutaux dans leur environnement. Soyons tous vigilants, et n’oublions pas de prendre le temps d’admirer ces belles formations rencontrées au cours de nos balades !
Jean-Christophe Delattre